Film politique suisse

2022-08-23

Matthias Bürcher

On pourrait faire un procès rapide à Paulo Branco pour sa polémique contre le film VOL SPECIAL de Fernand Melgar. D'abord, un membre du jury n'a pas à se prononcer sur des films non primés. La compétition internationale du Festival du film de Locarno est un concours: le jury qualifie les gagnants, les autres films étaient juste moins bons. Ensuite, Paulo Branco aime enfoncer le clou: Si dans la conférence de presse il parle encore d'un "film complice d'un fascisme rampant", il qualifie le film directement "fasciste" dans une interview à la TSR. On est arrivé aux raccourcis.

Il est donc facile de jeter la pierre sur Paulo Branco, mais je trouve qu'il serait plus intelligent de comprendre pourquoi il s'est lancé dans la polémique. Comment se fait-il qu'un grand public majoritairement suisse est bouleversé par le film tandis qu'un spectateur étranger est choqué plus par le film que par la situation y décrite? Situation dont on est tous d'accord qu'elle est inadmissible.

La Suisse a un problème à expliquer sa politique. Elle est une démocratie en crise. La politique répressive envers l'étranger et l'autre en général prônée par l'extrême droite partout en Europe est devenue le discours officiel en Suisse. On prétend qu'on peut voter sur n'importe quoi et que le peuple a toujours raison. Or, la démocratie s'inscrit dans un état de droit et dans les droits de l'homme universels. Interdire aux gens sans papiers de se marier est inadmissible. Interdire au gens de bâtir une tour qui ne fait mal à personne pour suivre leur religion est inadmissible. Mettre des gens en prison sans procès est inadmissible. Mettre la vie des gens en danger est inadmissible.

Tout ceci n'est pas la faute de Fernand Melgar. Il appartient à la sensibilité du cinéaste de construire son film à sa façon. La démarche de Fernand Melgar est dans la tradition d'autres documentaristes. Il nous montre ce qu'il observe car il croit au jugement du spectateur-citoyen: Voilà ce que vous avez voté et voilà donc comment on traite les hommes - car vous voyez, ce sont des hommes comme vous.

Fernand Melgar donne la parole aux gardiens au même titre qu'aux réfugiés car il croit au débat démocratique. Mais les gardiens et les réfugiés ne sont pas au le même niveau. Les gardiens peuvent prendre un autre travail, ils peuvent voter ou ne pas voter telle loi. Déjà, les réfugiés comme tous étrangers en Suisse n'ont pas le droit de vote. Ils sont donc exclus de ce discours démocratique. Aussi, le film les confronte avec les alternatives ultimes: "Il ne vous reste que deux solutions. Soit vous rentrez dans votre pays avec un avion normal, en homme libre. Soit on vous place en vol spécial." La dramatique du film résulte dans une situation où il n'y a plus d'alternative. Or, tant qu'on est des humains, il y a toujours une alternative. Ceci dit, le film montre aussi qu'on peut s'en sortir.

Ce n'est pas un hasard que la polémique virulente vient d'un producteur et pas d'un critique de film. C'est une raison pour laquelle la discussion actuelle est partiellement un dialogue de sourds. Établir un point de vue ne se résume pas simplement à faire une déclaration politique dans un film. Le point de vue se développe dans la démarche d'approcher et de réaliser le sujet. Un film documentaire est réalisé dans un contexte réel, avec des protagonistes qui ont des intérêts et des conditions qui dépassent le film. Ce contexte apporte d'une part une complicité avec les protagonistes que le réalisateur doit gérer. D'autre part il y a l'influence de la caméra sur les évènements. Fernand Melgar apprend par exemple lors du tournage d'une réunion qu'un des réfugiés va être expulsé prochainement. Il connaît le nom, il connaît la date. Il n'est pas anodin de se poser la question comment il va tourner avec lui les jours qui suivent.

De film à film, Fernand Melgar est arrivé à perfectionner la construction dramatique de ses films. On perçoit encore un grand pas entre LA FORTERESSE et VOL SPECIAL. Pourtant on voit aussi que la méthode de mise en scène observante atteint ses limites. Fernand Melgar est en train d'en faire les frais. Paulo Branco dit qu'un film est toujours aussi un acte politique en soi. Ce qu'on peut dire c'est qu'un film se doit toujours aussi d'être une réflexion sur les moyens cinématographiques à utiliser.

Maintenant que Fernand Melgar s'explique aux médias, il avance des bons arguments: Le directeur de Frambois cherche un débat public sur ce qui se passe dans sa prison, et les réfugiés sont au courant du dispositif du tournage et d'accord avec lui. Ils disent qu'ils sont perdus de toute façon et qu'ils ne veulent pas qu'on les oublie.

Apparemment ces informations ne passent pas par le film. Fernand Melgar a un problème de communication. A un moment donné le film aurait dû quitter la dramaturgie efficace du récit réaliste proche de la fiction et rendre le procédé de tournage et la caméra visible. Je ne suis pas le réalisateur du film, donc c'est à lui de trouver les moyens. Mais je pense qu'il y a au moins trois pistes qui auraient permis au réalisateur de rendre le film plus transparent: Premièrement, il aurait pu confronter, à un moment donné, les protagonistes à la situation qu'ils sont en train de vivre, passer de la description de l'action à la réflexion. Deuxièmement, il aurait pu quitter la position du réalisateur omniscient, prendre la perspective des réfugiés et se mettre dans leur position, donc ne jamais savoir quand ils doivent partir. Troisièmement, il aurait pu rendre transparent l'accord qu'il a fait avec les protagonistes: ce que vous allez voir, c'est une représentation de ce qui se passe dans ses prisons, c'est partiellement mis en scène car autrement on n'y arrive pas. Mais on tient à ce que vous savez ce qui se passe chez nous.

Il aurait pu et il n'a pas fait. Donc le film est ce qu'il est. Le film reste toujours important car il met la lumière dans une zone d'ombre de la Suisse. Mais il a aussi besoin d'un cadre qui le met en contexte. La polémique est arrivée brutalement, mais elle peut être instructive pour le cinéma documentaire.