Le cinéma suisse et l'art - une liste subjective

2014-03-17

Par Matthias Bürcher

Ayant le plaisir d'être invité membre du jury du FIFA à Montréal, je me suis posé la question quels films le cinéma suisse pourrait apporter à ce festival. La liste compilée est subjective et certainement pas exhaustive.

Dans le cinéma suisse classique, les artistes sont presque absents de l'écran. L'art a dû être considéré comme un métier non sérieux, inutile pour promouvoir l'idéologie de la "Geistige Landesverteidigung" qui était la mission du cinéma suisse de ce temps. Si l'artiste est présent, il est marginal ou porte malheur. Un chanteur de rue prédit, dans ROMEO UND JULIA AUF DEM DORFE (de Valerien Schmidely et Hans Trommer) le destin malheureux du jeune couple amoureux.

La situation change radicalement avec l'arrivée du nouveau cinéma suisse dans les années soixantes. Les cinéastes veulent expérimenter et les artistes leur sont inspirations et complices en même temps. Fredi M. Murer fait une série de portraits d'artistes, dont CHICOREE sur Urban Gwerder est le plus connu. Ce film complétement délirant réunit tous les ingrédients qui charactérisent les meilleurs films suisse d'arts: une forte complicité entre cinéaste et artiste, une approche cinématographique par l'artiste lui-même et une bonne dose d'humour et distance par rapport aux attentes de sériosité des contemporains. La scène centrale du film montre Urban Gwerder manifestant dans les rues de Zurich avec une pancarte "Wollt ihr den totalen Urban?" rencontrant une foule qui marche à l'arrière. Montrer la pellicule en arrière est un trucage simple, mais l'effet est impressionant.

Le genre classique du film sur l'art est le portrait d'artiste. Si presque tous les cinéastes en comptent un dans leur filmographie, certains y ont trouvé leur spécialité. Heinz Bütler tourne avec une grande régularité des portraits des peintres suisses (BALTHUS, FELIX VALLOTTON - MALER GEGEN DIE ZEIT, ALBERTO GIACOMETTI - DIE AUGEN AM HORIZONT, FERDINAND HODLER - DAS HERZ IST MEIN AUGE) de facture classique, mêlant biographie et interprétation des oeuvres. Christoph Schaub s'est spécialisé sur les architectes avec IL GIRASOLE, DIE REISEN DES SANTIAGO CALATRAVA et BIRD'S NEST - HERZOG & DE MEURON IN CHINA.

Friedrich Kappeler applique trois méthodes d'approcher l'artiste: La vie du chanteur mort Mani Matter (MANI MATTER - WARUM SYT DIR SO TRUURIG) présentée à travers des archives et des témoignages de la famille. La vie de l'artiste de cirque Dimitri (DIMITRI - CLOWN) racontée par lui-même et ses enfants. Et finalement il accompagne le poète Gerhard Meier dans GERHARD MEIER - DAS WOLKENSCHATTENBOOT dans la création de son dernier texte.

Le portrait d'artiste remplit donc plusieurs fonctions: il présente et l'interprète l'oeuvre, il présente la vie de l'artiste, et il rend visible le processus de la création de l'oeuvre.

Ce processus est montré par excellence dans le portrait qu'Ivan Schumacher fait de MARKUS RAETZ. Raetz représente l'archétype de l'artiste suisse qui, vivant dans un pays sans guerre ni soucis matériels, peut s'occuper des questions abstraites telles les sensations et les perceptions et y appliquer une touche poétique et ironique. Tout au long du film nous décortiquons ce monde et le cinéma peut parfaitement rendre visible les illusions que l'artiste crée en trois dimensions. En passant, une nouvelle oeuvre est en route, racontée avec légèreté.

En général, le portrait d'artiste se limite à une personne. Mais parfois le cinéaste rassemble plusieurs artistes pour décrire un phénomène ou raconter une nouvelle histoire. Stephan Schwietert a essayé dans ses films musicaux toutes les variantes. Dans A TICKLE IN THE HEART il fait le portrait des Epstein Brothers pour nous présenter la musique klezmer.
Dans HEIMATKLÄNGE, il explore le rapport des musiciens suisse avec la musique traditionnelle à travers trois chanteurs qui cherchent l'authenticité, chacun à sa manière. EL ACORDEON DEL DIABLO est l'histoire fou d'un instrument de musique de l'Europe centrale, réinterprété par des musiciens de l'Amérique latine. BALKAN MELODIE finalement lève le rideau sur un producteur de musique qui a fait découvrir à une génération entière la musique des balcans.

Dans les portrait d'artistes, parfois, la vie de l'artiste et celle du cinéaste se mèlent. Erich Schmid dresse dans BILL - DAS ABSOLUTE AUGENMASS le portrait de l'ancien mari de sa femme Angela Thomas. Il rend ce fait transparent et crée un contrepoint personnel à l'immensité de l'oeuvre de Max Bill.

Stéphanie Argerich va aussi loin avec le portrait de sa mère Martha ARGERICH, qu'elle approche autant en tant que fille qu'en tant que cinéaste, pour montrer comment reconcilier vie artistique et vie de famille. En passant elle nous ouvre la fenêtre sur une époque plus insouciante sur ces question que la nôtre.

Le lien entre le cinéaste et l'artiste peut dépasser la durée d'un film. Peter Liechti et Roman Signer ont fait plusieurs court-métrages ensemble et Signer intervient artistiquement dans le documentaire GRIMSEL avant que Peter Liechti tourne SIGNERS KOFFER (titre français ironique SIGNER ICI), le portrait d'artiste emblématique du cinéma suisse. Le cinéaste accompagne Signer dans ses expériences dans la nature: faire exploser des chaises et tables, lancer des fusées sur des volcans et des chapeaux, faire du bob avec une valise. Signer fait des expériences dont il est son seul spectateur. A la fin de l'expériene, il juste est content d'avoir passé une journée remplie. L'art de Signer est éphémère. C'est le film de Liechti qui non seulement documente son art, mais qui nous le rend accessible. Le film devient donc la toile de l'artiste.

De là à créer une oeuvre d'art en cinéma, c'est juste un pas à faire pour Peter Liechti qui a une approche extrêmement visuelle dans son cinéma. On peut considérer THE SOUND OF INSECTS autant oeuvre d'art que film documentaire. Il prend un roman japonais tiré d'un fait divers: Un homme décide de mourir de faim dans la forêt. Le texte est mis en scène dans la forêt dans une subjectivité totale: On ne voit en images "réelles" que la tente, des feuilles mortes et des fourmis qui s'en moquent d'ailleurs de l'agonie de l'homme - la nature continue de vivre. Il rajoute un couche avec des images oniriques et une bande son qui peut être considéré comme symphonique.

Le canado-suisse Peter Mettler (qui lit le texte anglais de THE SOUND OF INSECTS) conçoit ses films comme des oeuvres d'art. Enraciné dans le film expérimental, il garde cette approche pour le documentaire. GAMBLING, GODS AND LSD est une énorme fresque sur les possessions, les croyances et les excès des hommes. On se retrouve carrément dans un voyage hallucinogène.

Finalement, il y a les artistes qui se servent du cinéma en tant que mode d'expression. Peter Fischli et David Weiss ont fait d'abord deux film ironiques sur le marché de l'art DER GERINGSTE WIDERSTAND et sur la position d'artiste DER RECHTE WEG. Mais leur oeuvre le plus connu est DER LAUF DER DINGE. Pour ce film, il mettent en place une installation d'expériences mécaniques et chimiques. Il y a de l'eau, du feu, de la glace, de la gravité. Une fois que le processus est enclanché, il se déroule sans intervention tout seul sur 30 minutes, qu'on suit avec un immense plaisir de curiosité enfantine.

Une autre artiste, Pippoloti Rist, s'est introduite au film de fiction. Rist a commencé très tôt à utiliser la vidéo. Elle a mis en valeur ses défauts techniques et elle a mis de sa personne. Les vidéos sont omniprésents dans ces expositions. PEPPERMINTA applique la technique au long-métrage de fiction en le mettant dans un récit. Une jeune fille cherche sa place dans le monde et veut le changer en mettant l'imagination au pouvoir. Le film aux couleurs intenses reste pourtant à mi-chemin entre fiction et oeuvre d'art, se battant entre les conventions des récits fictionnels ("trop conventionnel") et celles du monde artistiques ("trop d'histoires"). Néanmoins, regarder ce long-métrage experimentel est une expérience très ludique.

Daniel Schmid finalement entretient dans se films presque un rapport fusionnel avec les sujets de ce film. Longtemps décrié "apolitique" par ses confrères du nouveau cinéma suisse, il a poursuivi avec perséverance sa passion pour l'opéra et le baroque.
Les deux documentaires IL BACIO DI TOSCA sur les chanteurs d'opéras retraité et THE WRITTEN FACE sur l'opéra chinois cherchent moins à expliquer qu'à faire ressentir le monde dans lesquelles ses personnages vivent. Il faut effectivement dire personnages et pas sujet, quand on voit comme il met en scène avec amour les chanteurs d'opéra et crée de l'asile de vieux un espace cinématographique fictionnel.

17.3.2014